![]() #TAC059 Sortie : 28 février 2025 |
Ensemble Pyxis Œuvres de Constantinos Stylianou, Frank Martin, Maurice Ravel, Hector berlioz et Gabriel Perné Isabel SOCCOJA, mezzo-soprano Lionel ALLEMAND, violoncelle Agnès BONJEAN, piano Nicolas VALLETTE, flûte |
La musique sensible n’est qu’un cheminement vers la musique intérieure qui réside dans le sein d’un mystérieux Silence.
Henri Davenson
Dans cet enregistrement, les œuvres interprétées par l’ensemble Pyxis réunissent les deux familles de compositeurs que Théodore Stravinsky qualifie d’ontologique (classique) et d’éthique (romantique). Mais à l’exception d’Hector Berlioz qui se rattache au romantisme, tous les compositeurs qui nous sont proposés ici échappent au « isme » et affirment leur indépendance vis-à-vis des différentes coteries qui fleurissent régulièrement dans le milieu musical. A la suite du compositeur suisse Frank Martin, ils souhaitent rappeler par leurs œuvres que l’art est un phénomène vivant et que ce n’est pas la structure qui crée la vie mais la vie qui crée la structure 2. Leur véritable recherche consiste alors à imaginer une esthétique qui corresponde au mieux à l’éthique qui les habite, c’est-à-dire au désir d’harmonie qui résonne dans leur lyre intérieure.
Après l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain allemand Thomas Mann appelait de
ses vœux l’avènement d’un nouvel Européen à même d’unir en lui civilisation et culture pour dépasser les cadres géoculturels grec, allemand, français ou anglo-saxon.
La personnalité du compositeur chypriote Constantinos Stylianou peut être entendue comme une réalisation de ce souhait. Né à Chypre en 1972, il fait ses études de piano et de composition en Angleterre et, en 2006, décide d’aborder l’une des grandes richesses que le XXe siècle nous lègue : l’ouverture à l’art des époques passées.
Avec Chansons de fin cuer, le compositeur revisite la poésie courtoise qui se pratiquait à la Cour des Lusignan à Nicosie, de 1359 à 1432 3. Il puise à la source d’un manuscrit médiéval de musique polyphonique où les Fragments de Messe côtoient les Ballades, Virelais et Rondeaux en langue d’oïl. Le passé est abordé comme une force vivante qui anime et informe le présent.
Le problème à résoudre pour le compositeur est la tension née de la rencontre d’un texte ancien et d’une musique nouvelle. Son but : renforcer la beauté sonore des poèmes par un idiome musical contemporain.
Les chants retenus par Stylianou appartiennent aux genres de la ballade, du vire lai et du rondeau définis au XIVe siècle par Guillaume de Machaut 4.
Le premier chant, Mal gist, appartient au genre de la ballade dont le plan poétique comporte trois strophes. Chacune d’elles répond au plan musical a/a’/b/C le vers refrain Tant grate chievre que mal gist étant traité à part.
Cette structure médiévale est traitée avec une certaine liberté par le compositeur qui profite des trois strophes de la ballade pour nous proposer une macrostructure A/B/A’.
Le deuxième chant, S’aucun amant, appartient au genre du virelai dont le plan poético musical est A/b/b/a/A. Le compositeur indique clairement par l’accompagnement pianistique les parties A et a, réservant l’entrée de la flûte et du violoncelle à b. Mais il se dispense de faire le retour à A. Ce qui donne A/b/b/a.
Le troisième chant, Ayes pitié, est également un virelai. Le compositeur prend encore un peu plus de liberté avec le plan d’origine, se contentant de mettre en musique les parties A/b/b et omet les parties a et A. Ce qui donne A/b/b.
La quatrième pièce, Douce Biauté, est un plan rondeau dont le plan original est à seize vers, soit un rondeau quatrain qui répond à la macrostructure A/B/a/Aa/b/A/B.
Ici, le compositeur modifie profondément la structure du rondeau médiéval et nous propose le plan suivant : A/B/a/b/a’ Une nouvelle fois, le retour au rondeau initial est abandonné. En revanche, la polyphonie qui caractérise a et b est reprise à chaque apparition de la section concernée.
Le dernier a’ est transposé à l’octave inférieure. Les quatre pièces présentent de nombreux changements de mesure qui peuvent être entendus comme une référence à la division des valeurs propre à I’ Ars Nova : tempus perfecto, prolatio majeure (9/8) ou mineure (3/4) ; tempus imperfecto, prolatio majeure (6/8) ou mineure (2/4). Nous y trouvons souvent un principe d’encadrement avec une introduction instrumentale et une sequentia (vocalise qui suit un mot ou groupe de mot) pour ouvrir et finir la pièce. Une sequentia peut aussi ponctuer une fin de strophe et le principe du trope mélismatique (mélisme sur une syllabe du mot) embellir musicalement une syllabe d’un mot. Le matériau mélodique principal exposé à la voix est souvent emprunté aux sources médiévales. Par ce jeu très subtil sur les formes nées de la matière, Stylianou témoigne que, pour les compositeurs du XXIe siècle, le passé peut encore être vécu comme une source d’inspiration à condition qu’il soit plus éclairé par l’intuition que par la raison. Ces quatre Chansons de fin cuer nous invitent à contempler la beauté qui se manifeste sous des formes renouvelées.
Pour le compositeur suisse Frank Martin (1890-1974), le rôle de la musique consiste avant tout à donner forme dans son art à quelque chose qui n’est pas de son art 5.
Né à Genève le 15 septembre 1890, ce fils de pasteur joue du piano et improvise avant même d’aller à l’école et compose ses premières chansons dès l’âge de neuf ans.
Au cours de sa douzième année il entend la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, compositeur qu’il considère dès lors comme son véritable maître en contrepoint 6. Brillant élève, il étudie pendant deux ans les mathématiques et la physique à l’Université de Genève tout en apprenant le piano et la composition avec Joseph Lauber (1864-1952). Il connaît son premier succès de compositeur en 1911 à la fête des musiciens de Vevey avec ses Trois poèmes païens. Entre 1918 et 1926, après son premier mariage, le compositeur séjourne successivement à Zurich, Rome et Paris et se dit particulièrement intéressé par les oeuvres de Gustav Malher, Richard Strauss, Claude Debussy et Maurice Ravel. De retour à Genève en 1926, il commence une carrière officielle de pianiste, claveciniste et professeur à l’Institut Jacques-Dalcroze (Théorie du Rythme et Improvisation) et au Conservatoire de Genève (Musique de Chambre).
Il contribue grandement au développement musical de la Suisse en s’impliquant dans de nombreuses institutions 7.
Un second mariage se termine tragiquement l’année même de la composition de la Ballade pour flûte et piano par le décès de sa seconde épouse victime d’une septicémie en 1939. Sa
troisième épouse, Maria Martin, le décrit alors comme un homme complètement spiritualisé, maigre, pâle, négligeant sa santé, plongé corps et âme dans son travail de composition et toujours d’une sérénité impressionnante.
Il était en paix absolue avec la mort, persuadé qu’il partirait aussi dans pas longtemps 8.
C’est en 1932/33 que Frank Martin se familiarise avec la technique dodécaphonique d’ Arnold Schönberg. Si certains musiciens comme Bruno Walter considèrent le dodécaphonisme comme une atteinte aux forces morales de la musique, d’autres, comme le rapporte Milan Kundera, y voient l’avènement d’une ère nouvelle qui repose sur l’égalité de toutes les notes. Mais si l’on oublie le fait que Schönberg ne compose pas des principes mais de la musique et que la technique sérielle doit toujours être mise au service de l’idée d’un morceau pour éviter la servilité de toute théorie prise à la lettre, alors cette nouvelle discipline librement consentie par le compositeur peut être ressentie comme une nouvelle dictature, donc rejetée et ignorée. A l’inverse, des musiciens ayant fait l’expérience de la relativité fondamentale de tout moyen d’expression portent en eux un véritable espace de liberté qui se manifeste par le courage d’être soi-même. L’accueil des diverses expressions musicales qui en résulte génère une liberté d’expression accrue qui, insérée dans un cadre rigoureux, exalte et intensifie la vie. Il en est ainsi de Frank Martin qui avoue avoir été influencé par Schönberg sur le plan technique mais s’être opposé à lui sur le plan esthétique. Il accueille certains principes du dodécaphonisme qu’il intègre dans un contexte sonore qui ne renie jamais le sens tonal, c’est-à-di re les rapports hiérarchiques entre les divers degrés de la gamme diatonique.
Le seul souci de ce compositeur, qui aime tant le contact avec la nature vierge de toute intervention des hommes, est une forme basée sur la seule sensibilité 9.
La Ballade pour flûte et piano est composée en 1939, et créée au mois de septembre de cette même année dans le cadre du Concours international d’exécution musicale 10.
Elle nécessite une grande virtuosité mélodique et rythmique, ce qui n’est pas sans rappeler les fonctions exercées par le compositeur au sein de l’établissement d’Emile Jacques-Dalcroze.
Cette pièce en un seul mouvement avec variations agogiques (Allegro ben moderato, Vivace, Moderato, Lento, Con Moto, Presto, Molto Vivace, Meno Mosso, Presto) 11, composée à une période tragique de sa vie, reflète la foi profonde du compositeur pour qui le concept de Lumière finira un jour par l’emporter sur les Ténèbres. Ce chrétien qui ne peut exprimer sa foi réelle que par la musique rejoint ici une autre caractéristique de l’état classique qui reste la dominante de ce disque : la joie est bien plus fertile que la souffrance. Se définissant comme un artiste d’esprit fondamentalement classique 12, Frank Martin propose une vision positive de la vie dans ce qu’elle comporte de bonté, d’amour et de beauté, et refuse d’alimenter la glorification du Mal. L’ « état classique » se vit comme une nécessité pour porter remède aux conséquences de l’art décadent défendu par le romantisme et le postromantisme.
A l’apologie de la mauvaise santé physique et psychique du monde nocturne et lunaire s’oppose celle de la bonne santé physique et mentale du monde diurne et solaire. Comme se plaît à le rappeler Camille Saint-Saëns, si l’art a le droit de descendre dans les abîmes, de s’insinuer dans les replis secrets des âmes ténébreuses ou désolées, ce droit n’est pas un devoir. Frank Martin souhaite avant tout pouvoir composer des œuvres bien faites, soignées, mûries, bien adaptées aux exécutants prévus et livrées à temps, en bon artisan 13. Certain de la qualité de son œuvre, il affirme à Arthur Honegger que sa musique restera car elle est trop bien faite pour disparaître 14.
Destiné très jeune à la musique, Maurice Ravel ne s’ouvre véritablement aux autres arts qu’à partir de 1888, encouragé en cela par sa rencontre avec Ricardo Villes. La fréquentation de Gabriel Fauré, des grands salons parisiens et la constitution du Groupe des Apaches (1900/1905) renforcent l’intérêt que le compositeur manifeste pour l’art de la poésie qui accompagne son œuvre musicale de 1893 à 1933.
En 1925, Mrs. Elisabeth Sprague Coolidge (1864-1953)15 commande à Maurice Ravel des mélodies avec accompagnement de flûte, violoncelle et piano 16. Fidèle à sa façon de faire, le compositeur, qui aime travailler l’inspiration à la cravache, regarde son catalogue et constate qu’il n’a encore rien écrit de ce genre-là. Aussi, dit-il, pourquoi pas ? Pour répondre à cette commande, le musicien explore la bibliothèque de sa maison de Montfort I’ Amaury et trouve les œuvres complètes d’Evariste Désiré de Forges, vicomte de Parny. Son choix se porte sur les Chansons madécasses qui se présentent sous la forme d’un recueil de douze poèmes en prose paru en 1787. Dans la Préface de l’ouvrage, le poète présente son œuvre comme étant le résultat d’une collecte de chansons indigènes malgaches et d’un travail de traduction. Nous savons depuis que l’auteur des poèmes n’est jamais allé à Madagascar et qu’il n’en parle pas les dialectes. Les Chansons madécasses ont été écrites aux Indes en 1784/85. Mais Ravel n’a cure de vérité historique en ce domaine ; il souhaite évoquer le Madagascar de ses rêves et trouve dans les textes de ce poète maintes facéties à faire vis-à-vis du pouvoir politique en général et français en particulier. En premier lieu, il découvre que le poète a pris très tôt fait et cause pour le parti des bostoniens lors du Conflit du thé qui a été le coup d’envoi de la Guerre d’indépendance.
Il ne pouvait pas manquer l’occasion de faire ce clin d’œil historique dans le cadre d’une commande qui lui venait des Etats-Unis d’Amérique. En second lieu, il découvre l’actualité politique de certains poèmes comme Aoua!. Ami de Léon Blum et de Pau l Painlevé, Ravel communie par le cœur à l’idéal socialiste et manifeste au quotidien une grande compassion pour les misères et les injustices du monde. La presse relate des soulèvements coloniaux de plus en plus fréquents et, en 1921, éclate la guerre du Rif 17 qui prélude à la création, en 1923, du mouvement tout acquis à l’indépendance de l’Afrique du Nord, l’Etoile nord-africaine. L’œuvre du compositeur de Montfort-I’ Amaury donne très tôt une portée esthétique au mouvement politique anticolonialiste qui s’exprimera au grand jour à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931 avec le tract diffusé par les Surréalistes comme André Breton, Paul Eluard, René Crevel, Louis Aragon, René Char ou Yves Tanguy.
La première de ces trois mélodies, Aoua!, est achevée dès avril 1925. Donnée à l ‘automne en première audition privée par Jane Bathori et Ravel, elle déclenche un véritable scandale, les uns réclamant des bis et les autres jugeant de telles professions de foi inacceptables au moment où des soldats français tombaient dans les embuscades d’Abd el-Krim au Maroc. Pour la première fois, la musique de Ravel est jugée sur l’engagement politique du compositeur. Le musicien décide de faire précéder Aoua!, qui dénonce l’extermination colonialiste, d’un poème qui évoque la perception orientaliste des occidentaux, celle qui fait de l’Orient un paradis exotique et érotique : Nahandove 18.
Au mois d’avril 1926, Ravel semble prendre la décision d’écrire une troisième Chanson madécasse dans laquelle il associe l’érotisme et la volupté sans outrance du premier poème aux arts de la musique et de la danse : Il est doux. Le compositeur considère ce cycle de mélodies, achevé fin avril 1926, comme l’une de ses œuvres les plus importantes de l’après-guerre par sa simplicité 19. La très grande expressivité de ces trois chansons est obtenue à l’aide d’une étonnante économie de moyens qui repose sur un renoncement au charme harmonique, un renouvellement de la mélodie et une indépendance des parties s’y affirme 20. Il reconnaît aussi que le sujet même des Chansons madécasses a apporté un élément nouveau, dramatique, voire érotique, à sa musique 21.
Interrogé par Fernand Divoire sur le rapport idéal qui pourrait exister entre le mot et le son, Ravel affirme que si le compositeur ne veut pas se contenter de souligner et de sou tenir le poème, s’il veut exprimer des choses vraiment éprouvées et senties, le vers libre est préférable au vers régulier. Pour la même raison, la prose est parfois préférable au vers libre ou régulier. Par son rythme libre, la prose permet au musicien de rechercher une nouvelle déclamation musicale à même de transformer le poème choisi en un récitatif expressif. C’est en ce domaine que le compositeur français, dans une conférence qu’il donne à Houston aux Etats-Unis d’Amérique en 1928, place la composition de cette nouvelle œuvre sous l’égide de l’échange d’influences. Conscient que ses Chansons madécasses ne sont pas du tout schönbergiennes, il avoue ne pas savoir s’il aurait jamais pu les écrire si Schonberg n’avait pas composé. Fidèle à ses principes, Ravel ne reviendra pas à cette sorte de quatuor où la voix joue le rôle d’instrument principal 22, se définissant comme un artisan qui, en premier lieu, doit tendre vers une perfection technique qu’il est sûr de ne jamais atteindre, il a pris ces poèmes comme prétexte à une expérience musical e. Il a essayé autant qu’il a pu et dès lors, il est inutile de plus rien tenter dans la même direction. Il faut chercher des idées nouvelles 23. Enfin, le choix d’un thème malgache rapproche Ravel du concept d ‘archaïsme développé en 1895 par Marcel Proust qui, au sortir d’un concert donné par Camille Saint-Saëns, qu’il a considéré comme décevant, affirme que seul le retour à l’archaïsme pourrait donner ses lettres de noblesse à la modernité. Puiser au langage musical de l’essence d’une race, d’une civilisation ou d’une culture pour que l’humaniste musical [puisse faire] éclater à chaque instant l’invention et le génie dans ce qui semblait le domaine borné de la tradition, de l’imitation du savoir 24.
Une petite incursion dans le monde sonore romantique nous permet de rappeler ce que les compositeurs des XXe et XXIe siècles doivent à ce courant que Charles Baudelaire définit comme un art moderne qui puise son inspiration dans le spectacle de la vie moderne. Pour le poète, l’ « état romantique » se caractérise par la recherche de l’intimité, de la spiritualité, de la couleur et par une aspiration vers l’infini. Tout artiste romantique doit être fidèle à sa propre nature et s’affirmer par sa manière de sentir, de voir et d’entendre les choses. Au carrefour du transitoire, du fugitif, du contingent, de l’éternel et de l’immuable 25, il doit conjuguer l’inspiration et la qualité du métier.
La genèse du cycle de mélodies Les Nuits d’été est très mystérieuse et le compositeur peu loquace à son sujet dans ses écrits. C’est en 1840 qu’Hector Berlioz choisit de mettre en musique six poèmes extraits de La Comédie de la mort que son ami Théophile Gautier avait publié en 1838 26. Le titre du recueil peut être emprunté à Alfred de Musset (les Nuits ou Andalouse). Certains poèmes voient leur titre changé : c’est le cas du premier (Villanelle rythmique devient Villanelle), des troisième et cinquième (les deux Lamento deviennent respectivement Au cimetière et Sur les lagunes) et du sixième (Barcarolle devient L’île inconnue). Dans ces mélodies, à l’aide d’un style vocal qui évolue du récitatif accompagné à un arioso très lyrique, le compositeur évoque les différentes nuances du sentiment amoureux
l ‘amour heureux (n° 1 ) et l ‘amour ironique (n° 6), la solitude et la souffrance (n° 2 et 5) et la mort (n° 3 et 4). A l’exception de la première mélodie qui est rigoureusement strophique, dans toutes les autres la musique respecte le caractère de chaque couplet. Ce qui n’empêche pas Berlioz de s’approprier sur le plan formel les poèmes.
Car, précise t- il en 1834, plutôt que d’altérer le rythme musical, il vaut mieux gêner un peu la marche de la poésie 27.
L’ensemble Pyxis nous propose un extrait de ce cycle dans la version originale pour mezzo-soprano et piano. Considérant la date de composition, nous pouvons déduire que cet ensemble de mélodies exprime la profonde solitude du compositeur après son échec matrimonial avec Harriet Smithson – qui représentait à ses yeux l’incarnation même de la Poésie – et qu’elles ont vu le jour pour répondre à une demande de sa future seconde femme, la cantatrice Maria Recio. En 1841, la publication de ce recueil passe quasiment inaperçue ; dix ans plus tard le compositeur souhaite faire un article dans le Journal des Débats pour les faire connaître et préciser qu’il faut être musicien et chanteur et pianiste consommé pour rendre fidèlement ces petites compositions 28. Mais, pour l’auteur des Fleurs du Mal, le romantisme est le fils du Nord qui, souffrant et inquiet, se console avec l’imagination et la recherche de la volupté dans la mélancolie. La musique est présentée comme un art nocturne qui ne peut être compris et ressenti que dans l’obscurité de son être. De là naît progressivement le concept de la « chute » qui considère que le génie naît de la dégénérescence physique et morale d’un artiste.
C’est en s’opposant à cette esthétique de la névrose que de nombreux artistes du XXe siècle se sont tournés vers [‘ « état classique » considéré comme une résistance aristocratique aux écarts d’imagination. Selon André Gide, une œuvre classique ne sera forte et belle qu’en raison de son romantisme dompté.
C’est le sens que Gabriel Pierné donne à son œuvre en général et à sa Sonata da camera opus 48 en particulier. Né à Metz en 1863 au sein d’une famille de musicien, Pierné commence ses études musicales dans sa ville natale et les poursuit à Paris où sa famille a trouvé refuge après la défaite de Sedan en 1870. Il suit une brillante scolarité au Conservatoire de Paris où il est le condisciple de Debussy et ses études, dirigées principalement par Jules Massenet et César Franck, le mènent à l’obtention du Premier Grand Prix de Rome en 1882. Après un séjour de trois années à la Villa Médicis qui restent pour lui les meilleures années de sa vie, il rentre en France où il commence une brillante carrière de compositeur, de pianiste virtuose et d’organiste, succédant à son maître César Franck à la tribune de l’église Sainte Clotilde.
En 1903, il est nommé chef assistant aux Concerts Colonne dont il prend la direction de 1910 à 1934, succédant ainsi à leur fondateur Edouard Colonne. Tout en constatant régulièrement que tout en aimant Richard Wagner il n’est pas encore wagnérien 29, il suit la tradition de cette institution, et base ses programmes sur les œuvres de Berlioz auxquelles il ajoute celles des principaux compositeurs romantiques. Tout en étant un ardent défenseur de la musique moderne française et assimilée, il participe au renouveau de la musique baroque et classique et développe le culte à Wolfgang Amadeus Mozart, cette icône idéale du simple artisan de la beauté. En revanche, il ne touche pas aux compositeurs de l’Ecole de Vienne animée par Schönberg. Elu membre de l’Institut en 1924 au fauteuil de Théodore Dubois, il poursuit sa carrière jusqu’en 1934. Après trois années de retraite, il meurt en Bretagne le 17 juillet 1937 en laissant derrière lui un œuvre qui dépasse les 150 numéros.
Au début du XXe siècle, la modernité française s’impose comme le porte flambeau de la latinité et de l’ « état classique » qui nous propose un art n’ayant d’autre ambition que de satisfaire l’esprit et les sens par les voies d’un métier sûr et d’un goût recherché. La musique doit retrouver sa dimension onirique par la sincérité de l’artiste qui n’est autre que le développement du bon ouvrier qui l’habite. Par une profonde connaissance du passé, on peut faire jaillir le présent, voire placer le futur dans le présent. Le retour au primitif, à l’archaïsme au sein de la modernité française comme source de renouveau, commence avec le réveil provençal incarné par le Félibrige 30 qui s’organise sous la férule de Frédéric Mistral dès 1852. Parti d’Avignon, d’Arles et d’Aix en Provence, ce mouvement devient national à partir de 1859 lorsque Alphonse de Lamartine qualifie Mireille de poésie primitive et son auteur de nouvel Homère. Le soleil est reconnu comme une vertu et un nouvel art de vivre doit prendre son essor au sein d’une agreste Arcadie. Il faut se tourner vers une ivresse poétique, source de vie, de lumière et symbole d’une beauté pleine et entière qui permet à l’homme de se montrer libre et amoureux de la vie. L’art du Gay Savoir fleurit sur cette terre méditerranéenne qui a connu par les troubadours cette union mystique du verbe et du son. C’est ce que Pierné évoque lorsqu’ il place en exergue de son œuvre un extrait de !’Eglogue V de Virgile.
Puisque nous nous rencontrons ici, Mopsus, habile tous les deux, toi dans l’art d’animer fa flûte champêtre, moi dans celui de chanter des vers, que ne nous asseyons-nous à l’ombre de ces ormes et de ces coudriers qui confondent leur feuillage ? ...
Cette esthétique de l’archaïsme se poursuit avec le renouveau du rococo qui met à l’honneur l’esthétique des fêtes galantes incarnée par l’œuvre Jean-Antoine Watteau. Sous le Second Empire, les fêtes du Bois de Boulogne et du château des Tuileries marquent l’apogée du retour à Marie-Antoinette commencé lors de la Monarchie de Juillet. Par ce mélange de passé et de présent, elles évoquent la nostalgie d’un monde perdu où la ville et le théâtre se confondaient dans une vie de luxe, de plaisir, d’insouciance, de gaieté, de galanterie et d’élégance. Après le douloureux épisode de la guerre franco-prussienne de 1870, ce goût pour le rococo donne peu à peu naissance au concept11lle de France », tel que l’évoque René Chalupt dans ses œuvres, c’est-à-d ire sous la forme d’une lie de France imaginaire, semblable à un vieux parc murmurant de jets d’eau, où, sous les arceaux de verdures se poursuivent des couples fantômes vêtus en masques de la Comédie Italienne. C’est au cœur de ce paysage imaginaire que, selon Debussy, la musique, libérée de tout appareil scientifique, doit redevenir un art libre, jaillissant et de plein air. Enfin, à la suite du ballet Parade (1917), l’esprit français s’incarne dans le mouvement de l’ « Esprit nouveau » et se voit doté d’un manifeste signé Jean Cocteau : Le Coq et !’Arlequin. Ce dernier milite pour une musique française de France, construite à mesure d’homme. Elle ne doit pas s’écouter la tête entre les mains mais donner la primauté au dessin mélodique. Si la conscience germanique est perçue par les Français comme expansive, la conscience française est définie comme pudique et réservée. Objectivité et clarté du dessin mélodique deviennent les principes majeurs de cette école. L’autocensure contre l’excès de sensibilité destiné à éliminer d’une œuvre tout ce qui pourrait être regardé comme superflu et la stylisation du matériau utilisé deviennent des règles indispensables pour redonner à l’art et à la musique sa dimension de divertissement. C’est le retour en grâce de l’esthétique versaillaise incarnée par François Couperin et Jean-Philippe Rameau. La musique moderne française se reconnaît dans la définition que Cocteau fait de la simplicité : la simplicité qui arrive en réaction d’un raffinement relève de ce raffinement ; elle dégage et condense la richesse acquise 31 . L’une de ses incarnations est le retour à la « Sonate classique » .
La Sonata da Camera pour flûte, violoncelle et piano en trois mouvements que Pierné compose en 1927 32 peut être entendue comme un hommage à l’écriture a tre (ou en trio) qui, dès 1724, permet à François Couperin d’adapter la tradition italienne à la structure française de la Suite (Le Parnasse ou /’Apothéose d’Apollon). Le titre de Sonata da Camera nous renvoie à la distinction que nous trouvons en Italie dès 1637 entre Sonata da Chiesa (quatre mouvements aux titres agogiques) et Sonata da Camera (plus de quatre mouvements aux titres de danse). Très rapidement, les deux genres interfèrent et, dès l’opus IV n°10 d’Arcangelo Corelli, nous trouvons une Sonata da camera ne comportant qu’un seul mouvement de danse (Tempo di Cavotta). Le XVIIIe siècle abandonne cette distinction et, en 1744, F.M. Veracini (Sonata Accademische) encourage la composition d’œuvres divertissantes en trois mouvements. Le choix de Pierné peut être alors perçu comme un hommage au XVIIIe siècle via l’image que l’on projetait alors sur la sonate de Joseph Haydn et de Mozart. En réaction à la sonate romantique, et à la suite de Debussy ou de Ravel, le compositeur revient à l’esthétique de la « Suite » au sein de laquelle l’esprit de Rameau s’unit au phrasé et à la science contrapuntique de Georg Friedrich Händel. La brièveté est aussi une façon de lutter contre les longueurs romantiques que le compositeur reproche tant aux œuvres de Wagner dès 1883. Pierné considère que cette tendance innée chez lui est un défaut qui ressemble à une qualité 33.
Dans le Prélude (Allegro con spirito), vif et très léger d’exécution, le thème principal est exposé à la flûte avant d’être repris au violoncelle et au piano. Dans la Sarabande (Très modéré), conçue dans l’esprit de la danse de cour au tempo lent et majestueux, le violoncelle fait entendre à découvert le thème principal qui est repris par le piano et la flûte. Enfin, dans le Finale (Allegro giocoso), c’est de nouveau la flûte qui sonne le thème principal repris par le piano. Le violoncelle fait entendre une seconde idée que la flûte ne tarde pas à doubler. A la reprise variée de ce passage, c’est la flûte qui réexpose ce motif avant d’être doublée par le violoncelle à l’octave inférieure. Ce mouvement confirme l’écriture contrapuntique et concertante qui unit toutes les parties instrumentales de ces trois mouvements d’esprit ternaire A/B/A’.
L’hommage au XVIIIe siècle est particulièrement appuyé dans la Sarabande sur le nom de Louis Fleury qui est traitée dans l’esprit du Tombeau, c’est-à-dire celui d’un hommage au flûtiste décédé l’année précédente pour lequel le compositeur avait beaucoup d’admiration. Reprenant la tradition anglo-saxonne des lettres associées aux notes de musique, Pierné construit son thème – qui est tour à tour exposé au violoncelle, au piano et à la flûte – à partir de toutes les lettres du nom du dédicataire :
L= Mi ; O = La; U = Sol ; 1 = Si ; S = Mi
F =Fa; L =Mi; E = Mi; U =Sol ; R = Ré; Y= Do
Dans les trois mouvements, suivant la grande tradition française, l’art mélodique est prégnant ; c’est pour Pierné la seule chose indispensable en musique.
Le compositeur qui se reconnaît dans l’ « état classique », considère que l’art a comme premier devoir d’apporter le réconfort à l’Homme. Il doit avoir un visage pacifique, consolateur, aimant et être nourrit de cette bonté essentielle qui comprend tout, souffrance et bonheur. Cet artiste doit faire en sorte que l’homme fatigué, surmené, éreinté puisse goûter devant son œuvre – ne serait-ce qu’un instant – le calme, le repos et se sentir purifié et déchargé de son fardeau quotidien. Cet art pudique exprime une foi en ce que l’Homme a de plus élevé et de plus sensible. Comme le souligne Roland Manuel, il s’agit alors pour le compositeur d’ordonner les sons d’une manière agréable à l’oreille pour atteindre un ordre par et dans le sensible. Cet ordre atteint, il reste à l’œuvre de retentir dans le spirituel de chaque auditeur.
Gérard SUTTON
1 Henri Davenson, Traité de la Musique selon l’esprit de Saint Augustin, collection des Cahiers du Rhône, éd. de la Baconnière, Neuchâtel, 1942, p. 28.
2 Frank Martin, le rôle de I’ Art dans la société d’aujourd’hui, conférence du 2 décembre 1971, in Bulletin de l’Association Internationale d’Education Musicale Willems, numéro 117, mai 1977, Metz, pp.9 et 12.
3 Guy de Lusignan a acheté l’île de Chypre à Richard Cœur de lion en 1192 et fonde le royaume médiéval de Chypre qui perdure jusqu’en 1489. Cette dynastie impose au cours des siècles un mode de vie à la française. C’est sous le règne de Pierre de Lusignan (1358-1369) que cette cour atteint son apogée politique et sous celui de Janus I (1398-1432) que la vie artistique connaît sa plus grande diffusion. La musique polyphonique issue de l’Ars Nova et de l’Ars-Subtilior, jouée et chantée à la Cour vers 14 t 2 est consignée dans un manuscrit qui est aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale de Turin U. 11. 9).
4 Les originaux sont à trois voix (ténor, contre-ténor, cantus) pour le n°1, à deux voix (ténor, cantus) pour les numéros 2, 3 et 4.
5 Frank Martin, op. cil. , p. 3.
6 Il retire de cette première formation genevoise le souvenir de beaucoup de pratique et peu de théorie (2 ou 3 mois d’harmonie et pas de contrepoint).
7 Il fonde la Société de Musique de Chambre de Genève qu’il dirige pendant dix ans (1 926/36) comme pianiste et claveciniste. De 1933 à 1940, il est directeur artistique du Technicum Moderne de Musique et, de 1942 à 1946, il accepte la présidence de l’Association des Musiciens Suisses.
8 Maria Martin, Souvenirs de ma vie avec Frank Martin, éd. L’ Age de l’Homme, Lausanne, 1990, p. 34.
9 En 1956, Frank Martin considère l’atonalisme comme une pauvreté volontaire – une ascèse mystique et un renoncement aux biens de ce monde. Le compositeur commence à être reconnu par les siens en 1940, année de son troisième et dernier mariage. La renommée internationale lui est octroyée à partir de 1944/45 avec la Petite Symphonie concertante. En 1946, Frank Martin et sa famille s’installent à Amsterdam pendant dix ans puis déménagent à Naarden où il meurt le 21 novembre 1974.
10 Une version pour flûte et grand orchestre réalisée avec Ernest Ansermet est donnée pour la première fois à Lausanne/Genève les 27/29 novembre 1939 par le flûtiste André Pépin sous la direction d’Ernest Ansermet. Enfin, Frank Martin réalise en 1941 une version pour flûte, orchestre à cordes et piano qui est créée le 28 novembre de la même année par le flûtiste Joseph Bopp sous la direction de Paul Sacher.
11 Cette page reflète assez bien le goût prononcé que le compositeur manifeste pour la mer qui, à ses yeux, possède un mouvement, un rythme et une étendue illimitée, contrairement aux montagnes qu’il perçoit comme trop statiques.
12 Frank Martin, op. cit., p. 2.
13 Maria Martin, op. cit., p. 136.
14 Maria Martin, i.e., p. 167.
15 En 1925, ce mécène américain crée une Fondation qui, par l’intermédiaire de la Library of Congress de Washington, permet l’organisation de festivals, la construction de salles de concert, l’attribution de prix à des interprètes et la commande et la création d’œuvres contemporaines. Elle est la dédicataire des Chansons madécasses de Maurice Ravel.
16 Cette commande est mentionnée pour la première fois dans une lettre que le compositeur adresse à Lucien Garban le 20 avril 1925.
17 Cette guerre ne s’achève qu’en 1933.
18 Nous trouvons trace de ce choix dans une lettre que Ravel adresse à Mme Elisabeth Sprague Coolidge le 19 décembre 1925. Le 20 mars 1926, Ravel écrit à Robert Casadesus que les 2 Chansons madécasses promises pour la fin avril sont à peine commencées. Ce qui est sûr, c’est que, jusqu’en mars 1926, les Chansons madécasses se limitent à deux.
19 Les Chansons madécasses sont créées le 8 mai 1926 à l’Académie américaine de Rome par Jane Bathori, {soprano), M. Fleury (flûte), Hans Kindler (violoncelle) et Alfredo Casella (piano).
20 Maurice Ravel, Esquisse biographique, in Maurice Ravel, Lettres, écrits, entretiens, présentés et annotés par Arbie Orenstein, colI. Harmoniques, éd. Flammarion, Paris, 1989, pp. 46/47.
21 Idem.
22 Idem.
23 Maurice Ravel, « L’homme et le musicien », New York Times 7 août 1928
24 Cité in Marcel Marnat, Maurice Ravel, coll. « Les indispensables de la musique », éd. Fayard, Paris, pp.64/65.
25 Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne – la Modernité in Baudelaire, œuvres complètes, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, Paris, 1980, p. 797.
26 N°1 : Villanelle ; N°2 : Le spectre de la rose ; N°3 : Sur les lagunes ; N°4 : Absence; N°5 : Au cimetière. Clair de Lune; N°6 : l’île inconnue. Trois d’entre-elles ont été écrites pour les musiciens (n° 1, 3, 6).
27 Hector Berlioz in Dictionnaire Berlioz sous la direction de Pierre Citron et Cécile Reynaud avec Jean-Pierre Bartoli et Peter Bloom, éd. Fayard, Paris, 2003, p. 386.
28 Hector Berlioz in Dictionnaire Berlioz, op. cit. p. 386.
29 Voir Gabriel Pierné, lettre à ses parents, Munich, 19 mars 1885 in Gabriel Pierné, Correspondance romaine présentée et annotée par Cyril Bongers, coll. Prix de Rome, éd. Symétrie, Lyon, 2005, p. 377.
30 Le mot provençal « Félibre » signifie « nourrisson des Muses ».
31 Jean Cocteau, Le Coq et I’ Arlequin, éd. de l a Sirène, Paris, 1918, p. 9.
32 Créée !e 16 octobre 1927 aux Concerts Coolidge, elle reste l’une des pièces maîtresses de la musique de chambre du compositeur.
33 Gabriel Pierné, Lettre à son père, 30 avril 1883, in Gabriel Pierné, Correspondance romaine présentée et annotée par Cyril Bongers, éd. Symétrie, Lyon, 2005, p. 131.